P’tite daube

 

 

La voiture en question était une conduite intérieure Plymouth noire 1937 avec quatre Noirs à bord. Ils étaient très, très noirs et portaient tous des costumes sombres.

Cette voiture, on aurait dit un morceau de charbon avec des phares ; et manifestement, elle me suivait.

Qui c’était ces types ?

Qu’est-ce qu’ils venaient faire là-dedans ?

Mes quelques instants de bonheur radiophonique avaient été complètement ravagés. Pourquoi la vie n’est-elle pas aussi simple qu’elle le devrait ?

Le feu était rouge au carrefour suivant. Je me suis arrêté et j’ai attendu qu’il passe au vert.

La Plymouth noire pleine de Noirs s’est arrêtée à côté de moi et la vitre avant droite s’est baissée. L’un des Noirs s’est penché et m’a dit d’une voix assez grave pour passer à l’émission d’Amos’n Andy : « On a besoin de ce corps. Gare-toi et donne-le nous ; sinon on te transforme en petite daube à coups de rasoir.

— Vous devez carrément vous tromper, dis-je par ma vitre à moitié baissée. Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Je vends des assurances pour la Hartford de New York.

— Fais pas le marrant, P’tite daube », dit le Noir.

Le feu est passé au vert et la poursuite a commencé.

C’était la première fois que je participais à une poursuite en voiture.

J’en avais vu des tas au cinéma, mais je n’y avais jamais participé. C’était vachement différent de celles que j’avais vues dans les films. D’abord, je n’avais jamais été très bon conducteur et leur chauffeur à eux était du tonnerre. Ensuite, au cinéma, les poursuites durent des kilomètres. Celle-là, pas. A quelques centaines de mètres de là, j’ai tourné dans Lombard Street et j’ai emplafonné une familiale qui s’y trouvait garée. Du coup, la poursuite en voiture a brusquement cessé. Ça n’avait pas été inintéressant. Dommage que ça ait duré si peu de temps.

Heureusement, je ne m’étais pas fait mal.

J’étais un peu secoué, mais je n’avais rien.

La voiture pleine de Noirs s’est garée derrière moi et ils ont sauté dehors. Fidèles à leur parole, ils avaient chacun un rasoir ; mais moi j’avais un pistolet dans la poche, de sorte que les choses n’allaient pas être aussi inégales qu’il y paraissait.

Je suis doucement descendu de voiture. Il n’est pas mauvais de faire les choses lentement quand vous avez un calibre 38 dans la poche, prêt à entrer en action. J’avais tout mon temps.

« Alors, où il est ce corps, Petite Daube ? » a dit celui qui avait déjà parlé. C’était un vrai mec à l’air très coriace, comme ses trois petits copains sombres.

J’ai tiré le pistolet de ma poche et je les ai vaguement mis en joue. Ce n’était plus la même paire de manches maintenant. Ils se sont arrêtés net.

« Et puis je n’aime pas beaucoup qu’on m’appelle Petite Daube, j’ai dit, en savourant la situation. Laissez tomber les rasoirs. »

On a entendu le bruit des quatre rasoirs qui tombaient sur la chaussée. C’était vraiment moi qui dirigeais les opérations. Enfin, jusqu’à ce qu’une vieille sorte en courant sur le perron de sa maison et s’enquière de la raison pour laquelle on avait bousillé sa voiture. Elle a présenté sa requête en hurlant à pleins poumons : « Ma familiale ! Ma familiale ! J’ai à peine fini de la payer hier. Je viens de régler la dernière traite ! »

Environ une douzaine de voisins ont commencé à se répandre sur leurs perrons respectifs et à prendre parti en vitesse pour la dame dont la familiale avait rendu l’âme.

Personne ne voulait connaître mon point de vue.

Je n’ai pas réussi à placer un mot.

Je me suis dit que la seule façon d’avoir la paix cinq minutes, c’était de tirer en l’air. Ça les ferait rentrer chez eux en vitesse et ça me laisserait une ou deux minutes pour reprendre la situation en main et faire quelque chose ; parce que là, il n’y avait pas de problème : fallait que je fasse quelque chose, et vite.

J’ai visé en l’air et j’ai appuyé sur la détente.

Click.

QUOI !

Click click click ; j’arrêtais pas de faire click.

EH, PUTAIN DE MERDE ! : C’ETAIT PAS LE BON PISTOLET !

C’était mon pistolet à moi, le vide. Les quatre Noirs se sont précipités pour ramasser leurs rasoirs sur la chaussée. La bonne femme hurlait toujours : « Ma familiale ! Ma familiale ! » Les voisins s’étaient mis à reprendre ça en chœur. La situation s’était d’un seul coup mise à ressembler à l’enfer un jour où ça barde.

Les Noirs s’étaient re-rasoirisés et ils se dirigeaient vers moi. J’ai mis la main dans l’autre poche et j’en ai ressorti le pistolet de Pilon : celui dans lequel il y avait des balles.

« Arrêtez ! », j’ai dit aux Noirs.

Ils avaient l’air vachement mauvais, sauf un qui souriait. C’était celui qui m’avait appelé Petite Daube. Il avait un sourire énorme qui lui allait d’une oreille à l’autre, comme un collier de perles. J’en ai eu des frissons dans la colonne vertébrale. Faudrait le présenter au Cou. Ils s’entendraient admirablement tous les deux. Ils avaient des tas de choses en commun.

Je me suis imaginé les présentations :

« Sourire, je te présente Cou.

– ’Chanté. »

Si je m’étais trouvé là, on m’aurait présenté comme étant Petite Daube.

« Petite Daube, je te présente Cou.

— Salut, Cou.

— Mon pote Sourire.

— Les amis de Cou sont mes amis. »

Et puis j’ai été brutalement ramené à la réalité par la vraie voix de Sourire qui disait : « Petite Daube, mon pote, c’est fini le bol pou’toi.

— Je vous préviens, dis-je.

— Hi-hi-hi, a dit Sourire.

Il était encore en train de sourire quand je lui ai tiré dans la jambe. Du coup, la propriétaire de la familiale bousillée et tous ses voisins sont rentrés chez eux en courant et en hurlant.

Le sourire n’a pas quitté le visage de Sourire, mais il s’est transformé d’un sourire qui lui allait d’une oreille à l’autre en sourire doux, comme celui d’un petit vieux à qui un enfant vient de faire un cadeau pour Noël. Le rasoir lui est doucement tombé des mains. Il avait une petite tache de sang sur la jambe, qui n’arrêtait pas de s’élargir. La balle lui avait carrément traversé la jambe à une quinzaine de centimètres au-dessus du genou. Elle lui avait fait un trou dedans, tout bêtement.

Les trois autres Noirs ont également laissé tomber leurs rasoirs.

« Eh ben, me’de alo’, P’tite Daube ; tu viens de me ti’er dessus avec un pistolet vide, dit Sourire. Ça vaut pas cinquante dolla’ça. Y z’ont dit qu’tu nous filerais le co’rien qu’en te mont’ant nos’asoi’s. Et pis, me’de, vlan, une balle qui me t’ave’se la jambe. »

Je n’avais pas le temps de le consoler.

Il fallait que je me tire de là avant que la police arrive et mette un terme à tout ça. Bon, comme ma voiture ne marchait plus, il n’y en avait plus qu’une qui marchait : la leur.

« Ça suffit, dis-je. Maintenant, vous allez tous bien prendre votre souffle et ne plus bouger. Je vous dirai quand vous pourrez respirer. »

Ils ont tous respiré un grand coup et retenu leur souffle.

J’ai reculé jusqu’à la voiture foutue de Pilon et j’ai retiré la clef de contact.

« Vous gardez bien votre souffle, hein, surtout », je les ai avertis, en leur agitant mon pistolet sous le nez. Je suis allé vers l’arrière de l’auto en faisant le grand tour. Je voyais bien que les quatre messieurs noirs avaient du mal à retenir leur souffle. J’ai ouvert le coffre.

« Ça va », j’ai dit.

Ils ont tous repris leur respiration.

« Ah, me’de, dit Sourire. Me’de, alo’.

— Sortez-moi ce corps de là », j’ai dit. Je leur ai fait un nouveau signe avec le pistolet et ils se sont avancés pour enlever le corps. « Mettez-le à l’arrière de votre voiture, j’ai dit. Et fissa. J’ai pas toute la journée. »

Sourire souriait toujours. Son sourire était devenu un peu plus faible, mais ça pouvait encore passer pour un sourire. La meilleure description que je pourrais en faire, ce serait de dire que c’était devenu un sourire philosophique.

« Me’de, dit-il. Y commence pa’me ti’er dessus avec un pistolet vide, et ap’ès y veut que je’etienne ma’espi’ation que j’en ai le ve’tige, et pis maintenant voilà qu’y p’end ma voitu’e. »

Je l’ai vu qui souriait encore quand j’ai démarré.

Un Privé à Babylone
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